XIII
LA DERNIÈRE CHANCE

Ce n’est pas sans une discrète expression de répugnance que le valet de pied débarrassa Bolitho de son manteau et de son bicorne dégouttant de pluie.

— Lord Marcuard va vous recevoir tout de suite, Monsieur.

Bolitho battit des pieds le sol du vestibule pour rétablir la circulation du sang, puis s’engagea sur les pas du domestique dans un long et élégant couloir. Le valet avait une démarche lourde et des épaules voûtées. L’opposé de l’infortuné Jules, songea Bolitho.

De Sheerness à Londres, ç’avait été un voyage inconfortable. Les routes étaient de moins en moins entretenues, et les pluies abondantes y avaient creusé d’innombrables ornières. A présent, il neigeait par intermittence. Tous les grands bâtiments de Whitehall étaient poudrés de blanc.

Bolitho détestait l’hiver, et en redoutait les conséquences sur sa santé. Si par malheur il était repris par les fièvres… Mais mieux valait éviter de songer aux conséquences. D’ailleurs il avait trop de choses en tête.

A peine le Wakeful s’était-il rangé à quai devant l’arsenal que Bolitho avait pris la route de Londres. Un bref message de Marcuard l’attendait : cette fois, il voulait le recevoir sur son terrain.

Il entendit des bruits dans le vestibule.

— Voici mon chef d’embarcation. Prenez soin de lui.

Il ne s’encombrait pas de politesses, il avait même du mal à rester courtois. Il se sentait devenir ombrageux et supportait de plus en plus mal la prétention et la vanité que tant de citadins semblaient affecter. Il repensa au vieil amiral rencontré en Hollande, à l’énorme fortune rassemblée par le bonhomme, et qu’il se disposait à jeter dans la balance pour fomenter une contre-révolution. Quand Brennier lui en avait exposé les grandes lignes, le projet avait semblé à Bolitho simple et facile. Vu d’Angleterre, il devenait parfaitement irréaliste. Les guides muets de Bolitho l’avaient convoyé jusqu’au point de rendez-vous à l’heure dite, à quelques minutes près. Bien qu’il fît complètement nuit, la navigation était intense ; les pêcheurs étaient prêts à renoncer quand les voiles humides du Wakeful avaient surgi de l’obscurité, presque au-dessus d’eux.

Le lieutenant Queely s’était montré soulagé de le revoir, et plus impatient encore de faire servir et de gagner les eaux libres. Il avait confirmé les soupçons de Bolitho : des navires de guerre croisaient à proximité. Français ou hollandais ? Il n’avait pas eu le temps de s’en informer.

Bolitho enrageait d’avoir à collaborer avec Tanner, mais sa fureur s’était progressivement apaisée au fur et à mesure qu’il approchait de Londres. Les auberges où il avait fait halte étaient bruyantes ; les conversations y roulaient davantage sur les fêtes de Noël toutes proches que sur ce qui se passait de l’autre côté de la Manche. Dans les nombreux bourgs traversés, Bolitho avait souvent aperçu des volontaires à l’entraînement, qu’encadraient des soldats de l’armée régulière. Ces humbles recrues n’étaient armées que de piques et de fourches, car aucune autorité n’avait jugé nécessaire de les exercer au tir du mousquet. Comment pouvait-on tolérer pareil gâchis ? se demandait-il. Au temps où il commandait la Phalarope, la marine anglaise comptait plus de cent mille hommes. A présent, elle était réduite à moins d’un cinquième de ce chiffre. Et pourtant elle manquait toujours de navires armés prêts à prendre la mer.

Bolitho s’aperçut que le valet de pied lui tenait une haute porte ouverte et s’effaçait pour le laisser passer. Il gardait à bout de bras le manteau ruisselant, évitant tout contact avec sa livrée impeccable.

Marcuard tournait le dos au feu. Il avait retroussé les queues de son habit pour mieux s’offrir à la chaleur des flammes. Il était vêtu de gris sombre ; sans sa canne d’ébène, il ne semblait plus tout à fait lui-même. Bolitho observa la pièce. Elle était de dimensions imposantes ; trois murs étaient couverts de rayonnages où, du sol au plafond, s’alignaient une infinité de livres. Des escabeaux donnaient accès aux rayons les plus élevés. On songeait à la bibliothèque d’un riche érudit. Le paradis, pour Queely.

Marcuard tendit la main :

— Vous n’avez pas perdu de temps en route.

Il observait calmement son visiteur :

— Ah ! si on n’avait pas besoin de moi à Londres…

Il ne précisa ni la nature des obligations qui le retenaient dans la capitale, ni la façon dont il aurait exploité une plus grande liberté. Il fit signe à Bolitho de s’asseoir :

— Je vais bientôt demander du café. Je vois à votre visage que vous êtes remonté à bloc : je m’y attendais.

— Avec tout le respect que je vous dois, Monseigneur, je pense qu’il eût été préférable de m’aviser du fait que sir James Tanner était concerné par vos projets. Comme je vous l’ai clairement exposé précédemment, cet individu est un voleur, un tricheur et un menteur. J’ai la preuve qu’il s’est livré à la contrebande à grande échelle, qu’il s’est associé à des malfaiteurs pour commettre des meurtres et qu’il a poussé à la désertion des marins du roi, dans le seul dessein de s’enrichir.

Marcuard, amusé, haussa légèrement un sourcil.

— Eh bien, vous sentez-vous mieux après cet éclat, Bolitho ?

Il s’appuya au dossier de son fauteuil et joignit les extrémités de ses doigts :

— Si je vous avais prévenu, vous auriez refusé de partir. Non par couardise ! Je sais mieux que vous les dangers de cette triste frontière. Non. A cause de votre sens de l’honneur. Eh bien ! imaginez que c’est précisément pour votre sens de l’honneur que je vous ai assigné cette mission.

— Mais comment pourrai-je me fier à cet individu ?

Marcuard feignit de n’avoir pas entendu :

— Commencez par reconnaître, Bolitho, que vous participez de l’hypocrisie ambiante, sans même vous en apercevoir. J’en veux pour exemple vos relations avec le vice-amiral Brennier : vous lui avez accordé votre confiance car il est, lui aussi, un homme d’honneur. Au demeurant, si les hasards de la guerre vous avaient mis en présence il y a quelques années, vous vous seriez fait un devoir de le tuer, sans chercher midi à quatorze heures. Et cette situation pourrait se reproduire pas plus tard que la semaine prochaine, si nos pays entrent de nouveau en conflit. Vous mettez un point d’honneur à accomplir votre devoir mais, dans des affaires comme celle qui nous intéresse, je suis contraint de faire confiance aux rares personnes capables de les mener à leur terme. La personnalité de Tanner a beau n’être guère ragoûtante, pour vous comme pour moi, il est l’un des rares-et peut-être le seul-capables de conduire l’opération à bonne fin. Je vous ai envoyé pour cette première mission car Brennier avait besoin d’un interlocuteur au-dessus de tout soupçon, un officier dont la loyauté et le courage ne soient plus à prouver. Comment imaginez-vous que les choses se seraient passées si j’avais traité avec la Hollande par les voies diplomatiques ? L’Amirauté, à Amsterdam, aurait opposé son veto et nous aurait fermé les ports. Les Hollandais ont toutes les raisons de craindre la France, leur premier geste aurait été de confisquer le trésor royaliste pour pouvoir négocier sa restitution en position de force.

Tanner avait beau lui inspirer de la haine, Bolitho devait admettre, fût-ce par-devers lui, que son ennemi avait évoqué ce risque. En effet, l’énorme masse d’or et de joyaux pouvait venir renforcer la puissance militaire française contre l’Angleterre.

— Je vois, continua Marcuard, que je suis parvenu à glisser un doute dans votre âme impavide, Bolitho. Mais donnez-moi plutôt votre sentiment sur cette affaire, et sur le rôle de Brennier.

Il hocha la tête avec componction :

— C’est une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté mon choix sur vous : figurez-vous, mon cher, que je n’attends pas moins de vos méninges que de vos tripes.

Bolitho détourna le regard et regarda par la fenêtre. Le ciel allait s’assombrissant, et les toits de l’Amirauté étaient blancs de neige. De ces austères bâtiments partaient les ordres qui l’avaient jeté dans cette nouvelle aventure, comme dans tant d’autres auparavant. La boucle était bouclée. Il croisa étroitement les mains pour cesser de trembler.

— Je considérerais comme tout à fait déraisonnable de tabler sur un soulèvement populaire, Monseigneur.

Prononçant cette phrase à voix haute, il se faisait l’effet d’un traître : il n’honorait pas la confiance que lui avait accordée, en Hollande, ce vieillard capturé jadis par Rodney au large des Saintes.

— Il a ouvert pour moi un de ses coffres, poursuivit-il. Je n’avais jamais rien vu de tel. Que de richesses ! Alors que la France entière meurt de faim !

Il se sentit gêné d’avoir à exprimer une telle opinion dans cette pièce luxueusement meublée. Ici, la misère du petit peuple ne devait pas empêcher grand monde de dormir.

— Vous ne vous sentez pas bien, Bolitho ?

— Un peu de fatigue, Monseigneur. Mon patron d’embarcation m’accompagne, il nous cherche un logement.

Il avait seulement voulu éluder la question. Marcuard secoua la tête :

— Pour rien au monde ! Vous êtes mon hôte pour la durée de votre séjour à Londres. Il n’est pas impossible que l’on épie vos mouvements. De surcroît, Noël n’est pas loin et il ne vous sera pas facile de trouver – comment dites-vous, déjà ? – une bannette par ici.

Il regarda Bolitho, pensif :

— Pendant votre escapade en Hollande, il m’est venu quelques idées, à moi aussi.

Bolitho sentit que ses membres commençaient à se détendre ; peut-être était-ce la chaleur bienfaisante du feu.

— A propos du trésor, Monseigneur ?

— Précisément.

Marcuard se leva et tira un cordon de soie. Nul timbre ne retentit. Les domestiques devaient être nombreux dans un hôtel particulier de cette importance. Bolitho ne se fiait à personne en dehors de son « petit monde », comme l’appelait sir James Tanner. Mais des hommes, il en avait rencontré beaucoup, de tous grades, de toutes origines, depuis le gabier bien amariné jusqu’à l’aspirant aux joues roses. Il savait qu’en tirant sur la cordelette de soie, Marcuard avait demandé qu’on les laissât seuls : il souhaitait s’assurer encore du jugement de Bolitho avant que de lui révéler de nouveaux secrets.

— Pour le roi de France, il n’y a plus d’espoir, assena-t-il brutalement.

Bolitho le dévisagea, frappé par la solennité du ton. Tant que le roi était vivant, on pouvait espérer un retour à une situation normale, au moins en partie. Le massacre par la révolution des aristocrates et de quelques sujets innocents serait oublié par l’histoire. La mort du roi, elle, avait un caractère définitif : la lame de la guillotine ne fonctionnait que dans un sens.

Marcuard le regarda : à la lueur des flammes, ses yeux prenaient une teinte gris fumée.

— Nous ne pouvons faire fonds sur Brennier et ses conjurés. C’est à Londres que cet énorme trésor doit être mis en sécurité, jusqu’à une hypothétique contre-révolution. Je puis répondre de certains fidèles qui n’attendent que le moment de se soulever contre la Convention, c’est-à-dire quand une invasion en bonne et due forme pourra être mise sur pied.

— Mais, Monseigneur, cela ne risquerait-il pas de mener à la guerre ?

— La guerre est déjà inéluctable, je le crains.

— Je crois que l’amiral Brennier est conscient des dangers qui le menacent.

Bolitho revit le frêle vieillard assis au coin du feu, perdu dans ses espoirs chimériques et ses rêves échevelés.

La porte s’ouvrit sur un autre valet de pied porteur d’un plateau avec du café fumant.

— Je sais que vous avez un penchant avoué pour le café, commandant Bolitho.

— Mon patron d’embarcation…

Marcuard regardait son domestique qui se disposait à emplir les tasses :

— M. Allday est aussi choyé qu’on peut l’être, n’ayez crainte. Un homme d’une grande souplesse, à tous égards. C’est bien votre bras droit, comme vous dites ?

Bolitho haussa les épaules : décidément, Marcuard savait se renseigner. « On n’échappe pas à Marcuard », avait averti Tanner. Bolitho en avait désormais la preuve.

— Oui, Monseigneur, et bien davantage encore.

— Et ce jeune garçon : Corker, n’est-ce pas ? Vous l’avez renvoyé dans ses foyers à Falmouth, j’imagine ?

Bolitho eut un sourire triste. Un épisode pénible pour eux tous. Le jeune Matthew était en larmes quand ils l’avaient mis dans la diligence pour la première étape de son long retour vers la Cornouailles, à l’autre extrémité de l’Angleterre.

— J’ai cru bien faire, Monseigneur. Mieux valait qu’il rejoigne les siens à temps pour les fêtes de Noël.

— Je n’en doute pas. Mais je me demande si tel était bien votre principal souci.

Bolitho se souvenait du visage d’Allday lors de cette scène ; il portait encore les traces de son passage à tabac à bord du Loyal Chieftain. Il s’était montré très direct avec Matthew :

— Ta place est sur la propriété, mon garçon. Avec tes chevaux, comme le vieux Matthew. Tu n’as rien à faire sur le pont d’un navire de guerre. D’ailleurs je suis là, maintenant : tu avais bien dit que tu attendrais jusqu’à mon retour, non ?

Ils étaient restés sous la pluie battante jusqu’à ce que la diligence eût disparu.

— En vérité, Monseigneur, je craignais pour sa vie, confessa soudain Bolitho. Pour le cas où il serait resté à mes côtés.

Marcuard ne demanda pas comment l’enfant aurait pu trouver la mort : sans doute savait-il cela aussi.

Il posa sa tasse et consulta sa montre :

— Je dois sortir. Mon valet de chambre s’occupera de vous.

A l’évidence, il était happé par d’importants soucis.

— Si je ne suis pas de retour à l’heure où vous souhaitez vous coucher, ne m’attendez pas. Que voulez-vous, c’est le style de la maison.

Il s’avança jusqu’à une fenêtre :

— Mauvais temps, mauvais signe.

Bolitho le regarda : ces simples mots indiquaient que le gentilhomme se rendait à une audience tardive avec le roi. Bolitho se demandait ce que le premier ministre et les conseillers personnels du souverain pensaient de cette intimité. De plus en plus, la rumeur voulait que Sa Majesté fût encline à changer brusquement d’avis, et à ne jamais prendre aucune décision les jours de mauvais temps. Sans doute le roi préférait-il confier ses inquiétudes à Marcuard plutôt qu’au parlement : l’autorité du courtisan ne pouvait que s’en trouver renforcée.

Il était toujours près de la fenêtre, les yeux perdus au loin, sur la route :

— L’hiver va être dur pour les Parisiens. L’an dernier, ils ont frôlé la famine ; cette année, ce sera pire. Le froid et la faim peuvent pousser la populace aux pires extrémités. Quand même, elle ferait mieux de s’en prendre à elle-même pour ses propres erreurs.

Il observa Bolitho un moment, comme l’autre fois à la Toison d’Or, à Douvres :

— Je dois prendre des dispositions pour faire évacuer le trésor en Angleterre. Je crois que le temps nous est compté.

Une porte s’ouvrit silencieusement et Marcuard donna ses ordres :

— Faites atteler le phaéton anonyme.

Puis, tourné vers Bolitho :

— Laissez-moi m’occuper de Brennier.

— Et moi, Monseigneur ?

Bolitho s’était levé comme s’il sentait l’urgence nouvelle de la situation.

— Je n’ai pas changé d’avis, vous avez toute ma confiance.

Il eut un sourire morne :

— Ne retournez pas en Hollande avant que je ne vous fasse signe.

Il commençait à se détendre, il se préparait à son audience.

— Quiconque se met en travers de votre route aura affaire à moi.

Ses regards errèrent dans la pièce quelques instants.

— Mais ne vous en prenez à Tanner d’aucune façon.

Il eut un nouveau sourire las.

— Pour le moment, j’entends.

Et il s’en fut. Bolitho se rassit et commença à examiner les livres innombrables. Des trésors de connaissance. Les gens comme Marcuard, se demanda-t-il, comment voient-ils une guerre ? Des pavillons que l’on déplace sur une carte, des territoires gagnés ou perdus, un investissement profitable ou gâché ? Sûr qu’ils ne mesuraient pas les avantages et les inconvénients d’un conflit en terme de chair à canon et de corps estropiés.

A l’étage en dessous, dans la cuisine, Allday se reposait tout son content, buvant à petites gorgées une grande chope de bière blonde et fumant une pipe de tabac frais que l’un des valets de pied lui avait offerte. Dans toute maison étrangère, la cuisine représentait en général pour Allday la première escale : il y jugeait de la qualité de la nourriture. En outre, la plupart des cuisines offraient des possibilités de rencontres féminines, ce qui n’était pas à négliger.

Il s’absorbait dans la contemplation de l’aide cuisinière, une jeune femme aux hanches rondes et aux yeux rieurs. Ses bras étaient couverts de farine jusqu’aux coudes. Maggie, de son petit nom, comme il n’avait pas tardé à l’apprendre.

Il avala une autre gorgée de bière : « Tout à fait le genre de fille qu’il faut à un marin », se dit-il. Il songea à Bolitho qui devait se trouver quelque part dans la maison, abîmé dans ses pensées. Il avait entendu le carrosse de Sa Seigneurie partir quelques minutes plus tôt ; il se demanda s’il ne ferait pas mieux de monter pour se mettre à la disposition de son maître.

Puis il repensa à la fille morte dans ses bras, au grain de sa peau contre la sienne. Ce pauvre Tom Lucas avait juré que cela portait malheur d’embarquer une femme de force : une prédiction avérée, tant pour elle que pour lui. Allday essayait de deviner ce que lui réservait l’avenir. Ne ferait-il pas mieux de se mettre à l’abri à Falmouth plutôt que d’entrer dans ce jeu louche ? Les traîtres étaient partout : « Enfin, tant que nous ne retournons pas en Hollande…» Allday s’était toujours tenu à une règle de conduite simple : ne jamais revenir sur ses pas. Entre deux séjours, les choses avaient toujours tendance à empirer.

La belle cuisinière pérorait gaiement :

— Bien sûr, lady Marcuard est dans sa propriété de campagne. Je crois que Sa Seigneurie ne sera pas chez elle pour Noël ! Pas davantage que le mari de la petite Maggie, précisa-t-elle avec un regard appuyé à Allday. Il est aide-cocher là-bas, voyez-vous ?

Allday soutint le regard de la jeune femme, qui rougit légèrement avant de se remettre à son ouvrage.

Le cuisinier, qui observait leur petit manège, leur prodigua des encouragements :

— Dommage de laisser tout ça à ne rien faire, comme je dis toujours !

 

L’Ithuriel était le joyau de la flotte de Sa Majesté britannique ; un vaisseau à deux ponts de soixante-quatorze canons, présentement au mouillage dans les eaux calmes de l’arsenal royal de Chatham, et qui avait plus que fière allure. La peinture de ses sabords en damier et celle, noir et chamois, de sa coque étaient à peine sèches. Toutes les voiles étaient proprement ferlées et rabantées, toutes les vergues brassées carré. L’équipage au grand complet se tenait au garde-à-vous, les matelots silencieux bien alignés face aux lieutenants et aspirants ; sur le château, les rangs des fusiliers marins faisaient une tache écarlate. Au-dessus de leurs têtes, l’enseigne blanche soupirait paresseusement à la corne de brigantine, en plein soleil, sous un ciel d’un bleu délavé.

Régnait ce jour-là à Chatham une atmosphère de fierté et de nostalgie. L’Ithuriel était le premier navire de guerre de quelque importance lancé depuis la guerre d’indépendance américaine. Avec un armement et un avitaillement complet, il se disposait à rejoindre la flotte de la Manche.

A l’arrière de Pembelle, Bolitho assistait à la cérémonie officielle de remise du navire neuf à l’Amirauté ; le premier commandant se présentait devant l’assemblée des hommes et des officiers qu’il allait diriger tant que Leurs Seigneuries le voudraient bien, ou jusqu’à ce que lui arrive quelque chose de grave. Les épouses des officiers étaient également à bord, admises un moment dans ce monde dont elles ne faisaient pas partie. Certaines se réjouissaient de la nomination de leur mari après une longue période d’attente et de déception ; d’autres profitaient de chaque minute qui passait, ne sachant si elles reverraient jamais l’homme de leur vie.

Bolitho leva les yeux vers le ciel, il avait soudain le cœur lourd. Il n’était là qu’en qualité de spectateur. Il avait sous les yeux toute l’émotion, toutes les exigences propres au lancement d’un navire neuf. Dans un moment, le beau vaisseau allait appareiller pour son premier voyage et révéler ses qualités marines – ses défauts, aussi.

L’amiral était un peu à l’écart, en compagnie de son lieutenant de pavillon. Les responsables de l’arsenal voyaient le fruit de leurs efforts tandis que tous les marins étaient invités à pousser des hourras et à agiter leur bonnet en hommage à cet instant solennel.

Bolitho se consumait d’envie. Ce n’était pas une frégate, mais c’était tout de même un splendide navire tout neuf, le plus bel ouvrage qui pût sortir de la main de l’homme, un ensemble complexe et exigeant à tous égards. Le commandant terminait son discours : sa voix portait bien dans l’air calme de janvier.

Bolitho baissa les yeux. C’était insupportable. Il avait certes côtoyé plus d’une fois le danger au cours de sa carrière, mais la promesse d’action l’avait toujours stimulé. Dans le fond de son cœur, il était convaincu que le fait d’avoir dénoncé sir James Tanner avec véhémence avait détruit ses chances d’avancement : il n’était pas parvenu à convaincre Marcuard.

Il releva la tête en entendant prononcer son nom :

— Un magnifique vaisseau, continuait l’officier, que j’ai la fierté de commander. Sans le zèle et l’efficacité du commandant Richard Bolitho qui s’est dépensé depuis des mois, je crois que notre équipage serait insuffisant pour naviguer en rivière. Et nous ne pourrions même pas parler de prendre la mer, ni d’affronter les responsabilités qui vont être les nôtres !

Il s’inclina légèrement à l’adresse de Bolitho :

— Ulthuriel saura se montrer à la hauteur des efforts que vous avez déployés pour son neuvage, Monsieur !

Voyant tous les visages se tourner vers lui, Bolitho tressaillit. Parmi ces centaines de personnes, il y avait aussi bien des volontaires que des racolés. Nombre de marins avaient accepté son offre de quitter la contrebande pour revenir à leur métier initial ; à présent, tous étaient unis au sein d’un même équipage. Seules les qualités personnelles de leur commandant pourraient parachever cette unité ; quant à Bolitho, son rôle était terminé, et son action tomberait bientôt dans l’oubli. Peut-être, après tout, la guerre n’éclaterait-elle pas. Il aurait dû se sentir soulagé. Or, à sa grande honte, il ne se sentait que rejeté, abandonné.

L’équipage rompit les rangs ; les seconds maîtres se mordaient la langue pour ne pas se laisser aller à leurs excès habituels de langage en présence de tant de dames sur la poupe et la dunette. Une tournée de rhum fut accordée à tout l’équipage puis, quand tous les hôtes de distinction se furent retirés, on laissa accoster les barges et bugalets qui déchargèrent leurs passagers sous les yeux vigilants du second et des fusiliers marins regroupés à l’arrière. Toutes les putains et catins de la ville envahirent le bord : la dernière chance offerte aux matelots jusqu’à leur prochaine escale. Certains seraient morts d’ici là.

L’amiral entourait le commandant d’attentions. C’était son neveu favori, et cela ne surprenait personne. L’un après l’autre, les groupes se dissolvaient et s’avançaient vers la coupée, au pied de laquelle les embarcations grouillaient comme autant d’insectes aquatiques. On assistait à des embrassades désespérées, on entendait des sanglots et des rires forcés ; les plus âgés, familiers de ces déchirements sans fin, étaient déjà résignés.

Allday, qui était resté à l’ombre de la dunette, sortit au soleil :

— J’ai fait signe à votre yole, Commandant.

Il reconnut des signes d’abattement chez son chef. Inquiet, il ajouta :

— Votre tour viendra, Commandant, vous verrez.

Bolitho se tourna vers lui et fit aussitôt :

— J’aurais simplement espéré…

Les officiers supérieurs avaient quitté le bord. Les coups de sifflet retentissaient, les lourdes chaloupes s’éloignaient vers les autres navires ou vers les escaliers de l’arsenal.

Bolitho était las ; il dit :

— Je préférerais que ce soit là notre navire et notre équipage.

Allday traversa le pont jusqu’à la coupée. A bien des égards, il se sentait vaguement coupable. Mais le séjour à Londres, dans ce magnifique hôtel particulier, était passé comme un éclair : la jolie Maggie. Pas plus mal que Bolitho ait été renvoyé dans le Kent, se dit-il, il l’avait échappé belle.

— Commandant Bolitho ?

Le lieutenant de pavillon, tiré à quatre épingles, débordait d’énergie. Un vrai furet, songea Bolitho.

— Pourriez-vous m’accompagner un moment à l’arrière ?

Bolitho le suivit, attirant des regards curieux : quel pouvait être l’objet de cet entretien imprévu ? Les ragots sans fondement se propageaient plus vite que les faits avérés. Ils allaient parler de Hoblyn et de Délavai, de Hugh peut-être, ainsi que d’un curieux phénomène : des hommes qui avaient réussi à échapper aux escouades des racoleurs mais qui s’étaient portés volontaires partout où Bolitho s’était montré. Sa réputation touchait au mythe. Il y avait là un mystère, mais il est vrai qu’elle n’était jamais prise en défaut.

La grande cabine de l’Ithuriel sentait encore la peinture et le goudron, le bois neuf et le cordage de chanvre. Bolitho y trouva un capitaine de frégate inconnu qui se présenta sous le nom de commandant Wordley. Il portait des lettres prouvant qu’il était envoyé par lord Marcuard. Il attendit, impassible, tandis que Bolitho soupesait la lourde enveloppe :

— Vous pourrez les étudier à loisir après mon départ. Je dois sans délai me mettre en route pour Londres.

Il grimaça un sourire :

— Comme vous le savez, Sa Seigneurie exige de nous la plus grande célérité.

— Pourriez-vous m’en résumer le contenu ? demanda Bolitho, incrédule.

— Vous repartez pour la Hollande. Tous les détails sont consignés dans ces feuillets. C’est urgent. Les renseignements reçus sont nécessairement fragmentaires, mais lord Marcuard est convaincu que le temps presse. A l’extrême. Vous devez prendre livraison de la, heu… marchandise en Hollande et la convoyer en sécurité jusqu’à nos rivages.

Il écarta les mains en un geste d’impuissance :

— Voilà tout ce que je puis vous dire, Bolitho. Par le ciel, je ne sais rien d’autre.

Bolitho quitta la cabine et gagna la coupée près de laquelle l’attendait Allday, devant la garde d’honneur et les fusiliers marins de faction.

Bolitho n’était guère avancé. Cet officier n’était au courant d’aucun détail. Un subordonné. Mais la soif d’action l’emporta bientôt sur la rancœur :

— On repart pour la Hollande, Allday !

Il dévisagea longuement son patron d’embarcation :

— Si tu souhaitais alarguer de ton côté, je le comprendrais très bien. Surtout depuis tes dernières… disons… fiançailles.

Allday mit quelques instants avant de lui décocher un sourire :

— Ça se voyait donc tant que ça, Commandant ? On ne faisait pourtant pas ça sur la hune d’artimon !

Il reprit son sérieux :

— Je dirai comme j’ai toujours dit : on reste ensemble. D’accord ?

Il avait l’air désespéré.

Bolitho posa la main sur son avant-bras noueux. L’officier des fusiliers marins de quart lui lança un regard stupéfait.

— Eh bien, en avant !

Il ôta son bicorne pour saluer la dunette et descendit dans l’embarcation qui l’attendait au pied de l’échelle de coupée.

Bolitho n’eut qu’un seul regard en arrière, en direction du splendide vaisseau. Soixante-quatorze canons. Un futile intermède. Un rêve qu’il valait mieux laisser glisser dans l’oubli.

La Hollande, à présent. Bolitho allait résolument sortir de son « petit monde ».

 

Le lieutenant Jonas Paice, les mains sur les hanches, observait avec dépit le Wakeful au mouillage. Dans la froide lumière de janvier, le navire bourdonnait d’activité. Toutes ses voiles étaient déjà sur cargues. Sur le gaillard, retentissait une chanson à virer : les matelots avançaient pesamment, arc-boutés sur leurs barres d’anspect pour remonter l’ancre.

— Impossible, Monsieur, ni maintenant ni plus tard.

Bolitho le jaugea d’un coup d’œil : la détermination de l’officier était farouche. Certes, Bolitho n’avait pas de temps à perdre, mais il tenait absolument à emporter l’accord sans réserve de son subordonné. Il insista :

— Ce n’est tout de même pas à vous que je vais exposer les raisons pour lesquelles je ne vous ai pas révélé plus tôt les détails de ma mission. On ne plaisante pas avec le secret militaire.

— Cela n’a rien à voir, Monsieur.

Paice se tourna vers lui et se mit à scander ses mots. Il le dominait de sa haute stature :

— La moitié de la flotte va deviner votre destination. Puisqu’il vous faut y aller, fit-il avec un geste de la main en direction du Wakeful, laissez-moi vous y conduire avec mon Télémaque.

Nous y voilà ! se dit Bolitho avec un sourire.

— Le lieutenant Queely connaît parfaitement la côte hollandaise. Si ce n’était pas le cas…

Il aperçut la yole du Wakeful qui se dirigeait vers le Télémaque.

— Essayez de transmettre un message au Snapdragon, qui est en station au large du North Foreland. La douane ou les gardes-côtes devraient pouvoir faire cela pour nous : je souhaite qu’il revienne d’urgence d’ici.

Mais Paice n’était pas à bout de son obstination. Décidément, il lui rappelait de plus en plus Herrick.

— Dans cette affaire, nous sommes ensemble.

— Je sais, Monsieur, répliqua Paice d’un ton bourru. J’ai lu vos ordres.

Il ne se tenait pas pour battu.

— De toute façon, sans parler des risques militaires, il y a le temps. La dernière fois, vous avez été favorisé par la brume. C’est un danger pour la navigation, mais une protection contre les curieux. Regardez-moi ça ! poursuivit-il avec un geste dédaigneux vers le Wakeful. Il brille comme un nez de pochard. Il faudrait être aveugle pour ne pas vous voir venir.

Bolitho ne répondit pas : il était du même avis. Hors de l’abri du mouillage, les moutons déferlaient, poussés par une bonne brise de suroît.

— Il faut que j’y aille, dit-il en lui tendant la main. A bientôt !

Il descendit l’échelle de coupée jusqu’à l’embarcation où l’attendait le lieutenant Kempthorne. Ce dernier se découvrit :

— Larguez partout ! Suivez le chef de nage !

Allday était assis près du timon dans la chambre d’embarcation. Il avait tiré son chapeau bas sur son front pour se protéger les yeux de la réverbération du soleil. Il aimait voir cette petite lumière danser au fond du regard de Bolitho ; c’était ainsi chaque fois qu’il répondait à un nouveau défi. Allday l’avait observé lorsqu’ils étaient à bord du vaisseau à deux ponts : la soif d’action le disputait en lui à la nostalgie.

Il poussa un profond soupir : il ne goûtait guère le genre de mission pour laquelle ils allaient s’embarquer, il avait dû prendre sur lui pour ne pas s’en ouvrir à Bolitho. Par-dessus tout, il tenait à son franc-parler, mais il redoutait les mouvements d’humeur de son maître qui savait, quand il s’emportait, frapper fort et surtout juste. Cependant, il fallait reconnaître à Bolitho une magnanimité qui lui interdisait d’écraser qui que ce fût en abusant de son grade ou de son poste dans la hiérarchie. A présent, regardant avec affection la silhouette un peu tassée de Bolitho, ses cheveux noirs sur le col passé de son vieil habit, Allday se félicitait d’avoir su amarrer sa langue au taquet, même si cela lui avait coûté.

Ils vinrent se ranger contre la muraille du Wakeful et montèrent à bord ; à peine Bolitho était-il arrivé sur la poupe que la yole était déjà saisie en drome. A l’arrière, Queely était en grande conversation avec son maître de manœuvre.

Queely salua l’officier supérieur en portant la main à son chapeau et s’inclina :

— Quand vous voudrez, Monsieur.

Il jeta un coup d’œil au puissant promontoire et aux traces blanches que la chute de neige nocturne avait laissées aux coins des toits, tout autour du port. Le froid était aussi coupant qu’une lame bien affûtée mais il stimulait les énergies et galvanisait les courages.

— Peu importe, demanda Queely, si quelqu’un nous voit appareiller cette fois-ci, n’est-ce pas ?

Bolitho laissa cette question sans réponse. Comme Paice, Queely s’était efforcé de le faire changer d’avis. Bolitho était touché de voir que ses officiers agissaient ainsi pour lui, et non pour eux-mêmes.

Allday le rejoignit à l’arrière à grandes enjambées, dégaina son sabre d’abordage et en tendit la lame vers le soleil pour en apprécier le fil :

— Je m’en vais donner un coup de meule à ce vieux frère.

Il tendit la main :

— Et si vous le souhaitez, je vais en faire autant à votre épée.

Bolitho la lui remit. Ceux qui assistaient à cette scène n’y voyaient sans doute rien d’exceptionnel, mais c’était devenu un rituel entre eux, un secret qu’ils n’avaient partagé avec personne. En effet, qui aurait pu comprendre l’émotion qui précède la bataille, après le branle-bas de combat, une fois les sabords grands ouverts et les servants ramassés à côté de leurs canons ? A cet instant, Allday était là, toujours. C’était lui qui attachait à sa ceinture le fourreau de la vieille épée, tout comme l’avait fait pour son père son propre patron d’embarcation, et de même chez tous ses ancêtres.

— L’ancre est à pic, Commandant !

— Larguez la grand-voile ! Parés aux écoutes à l’avant !

Le pont résonnait sous le martèlement des pieds, nus en dépit de la température.

Bolitho goûtait le spectacle de l’appareillage. Si davantage de ses compatriotes pouvaient y assister, ils en seraient édifiés : ces matelots ne possédaient rien, mais ils pouvaient tant donner quand on savait les prendre ! Il repensa aux visages entrevus à bord de l’Ithuriel lors de la cérémonie d’inauguration ; il faudrait peut-être des mois avant que tous ces hommes ne soient amarinés, et surtout n’apprennent à travailler ensemble comme savaient le faire les équipages de ses trois cotres.

— L’ancre est dérapée, Commandant !

Le Wakeful abattit dans la brise, la grand-voile s’enfla sans effort, dans le grondement sourd de sa toile bien tendue.

— Comme ça !

Queely avait l’œil à tout :

— Largue et borde ! Monsieur Kempthorne, qu’est-ce que c’est que cette bande de femmelettes ?

Bolitho entendit glousser un timonier :

— Femmelettes ? J’en ferais bien mon affaire, moi !

Il se détourna pour un dernier coup d’œil au Télémaque : comme il était minuscule à côté de la puissante coque noir et chamois du vaisseau de ligne !

Allday surprit son regard et eut un sourire entendu : plus rien ne l’arrêterait, maintenant.

Le soir, le suroît était toujours bien établi et la mer formée. Les hommes de quart étaient régulièrement aspergés par de belles gerbes d’embruns qui atteignaient même les gabiers occupés sur les vergues. Une claque de ces embruns-là, si on ne la voyait pas venir, était assez froide pour vous couper le souffle.

Bolitho se tenait au chaud dans la cabine, revoyant les calculs de navigation et les notes que lui et Queely avaient conservées de leur dernier rendez-vous. Ils n’avaient pas droit au moindre faux pas. Il repensa à Tanner et une bouffée de colère lui remonta au visage. Tanner était aux ordres de lord Marcuard et à ce titre, il avait bien plus à perdre que Bolitho si leur opération se terminait en fiasco. Bolitho s’étonnait d’aborder cette nouvelle mission sans plus de scrupules ni de surprise. Peut-être était-il à présent complètement rétabli ; peut-être les fièvres, qui l’avaient amené à l’article de la mort, l’avaient-elles quitté pour de bon : comme une vague, en se retirant, laisse au sec sur le sable un homme passé tout près de la noyade.

On entendit des éclats de voix sur le pont et Queely, en long ciré dégoulinant, dégringola la descente et fit irruption dans la cabine :

— Voile dans le sud-est, Monsieur !

Des ordres retentissaient dans tout le cotre :

— Je vire de bord, expliqua Queely, inutile d’afficher nos intentions.

Il eut un faible sourire :

— Pour l’instant, du moins.

La carène du cotre fit une embardée et se redressa après un coup de roulis. Bolitho entendait l’eau se ruer par les dalots sous le vent comme un fleuve en crue :

— Quelle voile ?

— J’ai envoyé Nielsen dans les hauts, c’est une bonne vigie.

Il eut un sourire spectral :

— Enfin, pour un Suédois. D’après lui, c’est un voilier à phare carré, peut-être un brick.

Ils échangèrent un regard entendu. Bolitho n’avait pas besoin de consulter la carte pour savoir que ce nouveau venu allait se mettre en travers de leur route.

— Un navire de guerre ?

Toute autre hypothèse était peu vraisemblable, compte tenu de sa position et de la saison.

— Peut-être, répondit Queely en haussant les épaules.

Puis ils entendirent le timonier confirmer le nouveau cap :

— Nord-quart-est, Monsieur !

Queely fronça les sourcils, cette difficulté imprévue l’inquiétait :

— Je ne voudrais pas trop perdre au vent, Monsieur. Je sais que les nuits sont longues, mais nous ne pouvons pas retarder indéfiniment notre rendez-vous.

Bolitho remonta avec lui sur le pont. La mer était couverte de moutons bondissants mais l’eau, entre les toupets d’écume, était d’un noir de jais. Elle contrastait violemment avec le ciel pâle où s’allumaient les premières étoiles.

Tel le rostre d’un espadon, le long beaupré du cotre enfournait dans la plume et l’eau verte déferlait sur le gaillard, brisant entre les canons étincelants saisis sur l’embelle. Queely mit en porte-voix ses mains rougies par le froid :

— Où en sommes-nous, Nielsen ?

— Même relèvement, Commandant ! Il a viré de bord en même temps que nous.

Bolitho avait beau être gêné par le bruit du vent et les pluies d’embruns, il reconnut l’accent suédois de la vigie. Par quel étrange destin cet homme se trouvait-il à bord de ce navire ?

— Sapristi ! s’exclama Queely. Ce brick est après nous, Monsieur.

Bolitho s’accrocha à un pataras et le sentit vibrer dans sa main comme la corde d’un instrument de musique.

— Je vous conseillerais de mettre le cap au sud-sud-est dès qu’il fera noir : nous passerons sur son arrière et lui échapperons.

Queely lui lança un regard dubitatif :

— A condition de pouvoir nous dégager au près si le vent se lève, Monsieur !

— Cela va de soi, concéda Bolitho avec un sourire sec.

Queely fit signe à son second :

— Nous allons rester sous les présentes amures jusqu’à ce que…

Le reste de sa phrase fut couvert par le tonnerre de la toile et le grincement des drosses ; les timoniers pesaient de tout leur poids sur la barre franche.

Debout près de la descente, Allday écoutait les filets d’eau tourbillonner autour du gouvernail. Il se rappelait avec netteté la silhouette diaphane de la jeune fille en train de scier fébrilement les drosses. Si seulement elle avait survécu…

Il écarta ces regrets de son esprit et sans lâcher un appui, se dirigea vers la descente. A chaque jour suffisait sa peine. Pour le moment, tout ce dont il avait besoin, c’était d’une bonne lampée de rhum.

Quand la nuit fut complète, les seules images visibles du monde extérieur étaient les crêtes déferlantes qui se chevauchaient sur chaque bord ; le Wakeful vira de bord et sous hunier au bas ris, pointa résolument son beaupré droit vers l’est. Juste avant cette manœuvre, Queely rejoignit Bolitho dans la cabine et secoua son bicorne trempé au-dessus du pont encombré.

— Il ne nous a pas lâchés, Commandant.

Le lieutenant regarda un instant sa bannette, puis chassa toute idée de sommeil :

— Je viendrai vous réveiller le moment venu.

Et il s’en fut. Bolitho entendit : ses bottes monter les marches et s’avancer sur le pont ruisselant au-dessus de sa tête. Il se recoucha, tourné vers le vaigrage. Une seule fois, il prononça à voix haute le nom de l’aimée :

— Viola !

Puis il ferma étroitement les paupières, comme s’il souffrait, et il s’endormit.

 

Toutes voiles dehors
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